HomeInterviewsTerres du son 2019 : Rencontre avec The Inspector Cluzo

Terres du son 2019 : Rencontre avec The Inspector Cluzo

Lors de notre troisième et dernière journée au festival Terres du son, nous avons eu la chance de rencontrer le duo français The Inspector Cluzo. Après un concert plus que réussi, ils nous ont accordé quelques minutes de leur temps pour discuter de l’industrie musicale et de l’avenir de la société. Au passage, on en a aussi profité pour prendre quelques leçons d’agriculture, car les deux compères sont autant des musiciens que des agriculteurs.
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> Le festival Terres du son promeut des valeurs fortes, notamment en termes d’écologie, qui correspondent aux vôtres. Est-ce que cela se ressent dans le public ? Y a-t-il une réception différente de celle d’autres festivals ?

Laurent Lacrouts : On est assez pragmatiques et, déjà, on a remarqué que le site du festival est méga propre. C’est peut-être dû au fait que c’est très bien organisé mais, si vous avez des gougnafiers de l’autre côté, vous aurez beau être organisés, ça ne restera pas propre.

Après, comme on travaille en live pur, on ressent beaucoup de choses. Et là, on a ressenti un public extrêmement frais, concentré, et pas bourré. Par rapport à la musique qu’on fait, c’est cool. Donc je pense que oui, c’est différent. Parce qu’on a fait plein de festivals, que je ne citerai pas, et qui ne sont pas comme ça… Il faut dire qu’on est dans un changement d’époque… La plupart des gens filment le concert à travers leur portable. La semaine dernière, je me suis fendu de dire « Bon, vous posez les portables ». Et il y en a qui continuaient, alors j’ai dit « Posez ces p*tains de portables ». Là, je n’ai pas senti ça.

Ce qu’il y a aussi, et ce n’est pas une critique négative, c’est que ce n’est pas un festival métropolitain. On a senti que les gens n’arrivaient pas en consommateurs culturels, et ça c’est cool, ça crée une atmosphère hyper gentille. Les gens circulent les uns à côté des autres sans se regarder style « T’as vu comment il est habillé ? » ; ils sont là pour passer un bon moment, pour écouter de la musique, apprendre et participer sur des trucs. Après, faudrait creuser un peu plus pour vraiment savoir, mais ça a l’air différent. En tout cas, on ressent quelque chose de sain.
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> Vous parliez de la surconsommation musicale. C’est vrai qu’on est dans une période de surconsommation, quel que soit le domaine. En musique les majors mettent une pression pour qu’il y ait toujours plus de titres et plus vite. Est-ce que, même en tant qu’indépendants, vous ressentez cette pression de la consommation ?

Laurent : Oui, sauf que maintenant ce n’est plus les majors. Dans les années 80/90, c’était elles qui insufflaient cette espèce d’uniformisation de la musique, par le CD. Aujourd’hui, elles en chient avec le streaming. Les majors maintenant c’est Spotify ; Sony et Universal lui vendent de la musique pour trois fois rien. Quand tu reçois tes relevés, tu vois 50 millions de streams, pour 2 euros seulement. On a joué au Pérou en juin dernier, dans un festival improbable, et les gens connaissaient toutes les paroles de We the people of the soil grâce à Spotify. Donc c’est aussi un énorme progrès, parce que si on était restés que sur support physique, ça n’aurait pas été possible.

A côté de ça, aujourd’hui, c’est toujours l’histoire de l’œuf et de la poule ; je ne sais pas si c’est le public qui n’est pas assez exigeant, notamment par rapport aux musiques urbaines. Vous avez le mec qui arrive sur scène avec son ordinateur, et ses 75 décors parce que sinon il ne se passe rien, et le public le met sur le même niveau qu’un artiste qui a fait son nom dans l’histoire de la musique.

Il y a aussi les programmateurs, les tourneurs. Je pense que les plus responsables aujourd’hui, ce sont vraiment les gros producteurs de spectacles car il y en a beaucoup qui sont propriétaires de festivals. Petite gentillesse pour le Printemps de Bourges, parce que c’est ça… Il y a aussi Rock en seine, et d’autres encore. Ce sont des festivals où on a été, pendant très longtemps, blacklistés parce qu’on est indépendants, et qu’on a du caractère aussi ; peut-être même trop de caractère. Mais on ne peut pas dévier une rivière d’un cours. Aujourd’hui, ces festivals voudraient nous avoir je pense, mais on n’y va pas, c’est fini. C’est beaucoup trop ça ; cette espèce de mélange d’argent public, avec un tourneur qui place ses artistes et qui vous jure, la main sur le cœur, « Non mais je suis honnête, je ne prends pas que mes artistes, mais je rends des services à mes potes, ils sont sept. Et puis on est tous contre Live Nation, ce sont vraiment des méchants ». Ça craint, ces espèces de faux discours. Et tout ça fait qu’on se retrouve avec des fausses communications de festivals qui vous disent « On est indépendants, 95% de la billetterie sert à tel truc », alors qu’en fait ce sont des entreprises. Je ne citerai pas de noms, mais vous avez des guerres de festivals ; des festivals qui critiquent le truc d’en face, alors qu’en fait ce sont les mêmes, sauf qu’ils y mettent une peinture de posture.

Donc, ce n’est peut-être pas la réponse dont vous rêviez, mais pour nous indépendants, on ne va pas vous dire « F*ck Live Nation » parce que justement, ils sont très cool avec nous, ils nous traitent très bien. Et franchement, il y a bien pire que Live Nation, et ce sont eux qui mènent les croisades contre les autres. Nous, on sait ça car on est derrière, on sait comment ça fonctionne. En plus, on a fait tourner des groupes avant Cluzo ; on a porté les valises et on a monté les premières tournées de Sharon Jones, Charles Bradley, etc. Donc, on connaît tous ces gens, on sait qui est bien, qui n’est pas bien. Il y a des gens super chez Live Nation, et des cons aussi ; des gens super aux Vieilles Charrues, et des gens pas gentils. On a un regard sur ça et avec ce festival, Terres du son, on se sent comme à l’époque avec Le Rock dans tous ses états à Evreux – le vrai, pas le nouveau – on sent quelque chose de fort et d’ancré.
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> Vous qui voyagez énormément, est-ce que vous constatez ça dans les autres pays ? On parle beaucoup des sociétés capitalistes aujourd’hui et de l’uniformisation des pays, des cultures. Mais est-ce que, inversement, vous constatez que certains pays tentent d’échapper à ça et de revenir vers des valeurs plus humaines ?

Laurent : Je ne pense pas que ça soit le capitalisme, en lui-même, qui entraîne cette uniformisation. On tourne beaucoup aux Etats-Unis, qui est un pays bâti sur le capitalisme mais sur un capitalisme noble, c’est-à-dire l’esprit d’entreprise ; tout le monde a sa chance, peut monter son entreprise et potentiellement réussir. Un homme, une femme ; c’est la compétence qui se place au-dessus, pas le sexe. Après sont arrivées les multinationales qui ne sont pas forcément américaines ; elles sont multinationales. Et d’ailleurs, quand vous discutez avec les gens aux Etats-Unis, ils vous disent « Ah les multinationales, elles nous ont volé notre rêve américain », c’est-à-dire qu’ils ont le même problème que nous et ils les détestent, mais pour d’autres raisons que nous. Nous, on est plus socialistes, et eux sont capitalistes mais dans un vrai sens, c’est-à-dire que ce sont les pionniers, ils sont arrivés là et on leur a dit « Il fait -40° l’hiver, 40° l’été, et il y a des ouragans. Démerde toi, t’es au Kansas ». Ça fait des gens et des familles ancrés ; pas racistes, mais ancrés. On a beaucoup de respect pour ça. L’uniformisation, elle, elle vient de l’appât du gain et de l’ultralibéralisme. On peut aussi dire que ça vient d’un capitalisme sauvage mais qui n’a plus rien à voir avec la définition de ce mot. Et c’est vrai que ça brûle la planète, les tempéraments ; ça brûle les âmes.

Dans tous les pays vous avez les mêmes couches qu’ici, et vous avez Live Nation. En Colombie, par exemple, on a fait plein de festivals, et vous avez les mêmes trous du cul que j’ai cités tout à l’heure. Par contre, à côté de ça, vous avez des mecs biens comme notre ami Javier qui organise un festival éco dans l’université de Cali, où on va chaque année. Et là, ce n’est pas pareil. Il y a aussi un festival près de chez nous, le Festival Du Bizeou à Arboucave où ils sont comme ça. Et après vous avez des trucs énormes, style Garorock, qui sont des ignominies. Je ne pense pas que ça soit une histoire de pays, je pense que c’est une histoire de gens ; c’est ce que j’ai dit sur scène à un moment donné en rigolant « Vous savez quoi, il y a des cons, et des gens gentils ». C’est comme ça dans le monde entier. Après, tout le monde va me dire qu’aux Etats-Unis, il y a plus de cons. Mais non, ce n’est pas vrai. Il y a aussi des gens super. Et heureusement, on est obligés de composer avec tout le monde.

On est très amis avec un famille américaine, avec deux enfants, qui viennent à la ferme. Et quand on va à Nashville, on loge chez eux ; c’est notre deuxième famille. On leur apprend plein de trucs, et on apprend plein de trucs aussi à chaque fois, sur le respect, la politesse, l’éducation des filles. C’est la future graine de grandes personnes. Mais l’éducation, je ne vous dis pas, ça envoie du boulet. A neuf heures, il y a le cours de piano, le machin, le truc… C’est infini. Et le foot l’après-midi. Ici ça traînerait…

C’est avec ces gens-là qu’on va construire la suite car ils ont une capacité d’abattage. Et puis, vous les connaissez les Américains, s’ils décident d’y aller, ils y vont. Bon, par contre, si c’est la mauvaise direction, ils y vont quand même, c’est le seul problème. Mais si les Américains, en agriculture, décident de muter en agroécologie de masse pour nourrir les gens, et de virer leurs trucs, parce qu’ils pensent qu’ils vont faire du business, et bah ce sont eux qui vont nous traîner. Ils vont s’y mettre de suite, tous ensemble, et il n’y aura aucun frein ; le Sénat, tout le monde va voter, ça va partir tout droit. Alors qu’ici, nous, on est toujours obligés de composer dans des contradictions, qui en fait n’en sont pas. Et, dans leur fonctionnement, je pense que ça ne peut être qu’eux qui vont nous sauver.

Par contre, ils ont besoin de nous, car ils n’ont pas la notion de terroir qu’on a en France, où nous on leur apprend dix mille trucs. Par exemple, sur la permaculture, on leur dit que nous on n’a pas le mot, mais on a les terroirs, et quand j’écoute mon arrière-grand-père, il me dit la même chose qu’eux en permaculture ; c’est du bon sens. Eux, ils ont tout défoncé. Mais nous non, et c’est normal car les vieux sont encore là, donc on les écoute. Du coup, on leur apprend des trucs de ouf. Par exemple, ils me disent « Pour la patate, on n’a plus rien », alors je leur dis « Il y a une plume d’oie là, alors mets une plume et mets une patate. Tu vas voir, ça va marcher ». Moi je le sais de mon arrière-grand-mère ça, et c’est à partager. Par contre, les Américains, une fois qu’ils ont les infos, ils n’ont pas les blocages que nous on a ; blocages dus à notre gouvernement, à notre mille-feuille administratif, cette espèce de bordel innommable où on ne peut jamais rien faire. C’est vrai qu’eux, tout est facilité pour faire les choses.

> Parmi tous les pays dans lesquels vous êtes allés, il y en a un qui a particulièrement retenu notre attention, c’est le Japon. A première vue, il semble très loin des valeurs que vous prônez. Le Japon est plus connu pour sa consommation parfois excessive que pour son agriculture. Comment en êtes-vous venus à travailler là-bas, car vous avez bossé avec un label japonais ?

Laurent : Ce sont des îliens, donc ils sont extrêmement connectés aux éléments. Mais effectivement, il y a eu un exode rural massif, ils ont abandonné leurs campagnes, et maintenant ils importent un max de leur bouffe. Par contre, c’est le « top mondial de la qualité de la bouffe ever ». Sur une autoroute au Japon quand vous mangez, c’est hallucinant car tout est très bon. Donc si vous allez dans un grand restaurant, c’est ouf. Par contre, c’est un pays qui , dans son mode de consommation, est un grand pollueur. Ils importent de tout, ils habitent tous dans des grandes villes et les jeunes en ont absolument rien à foutre de revenir aux terres. Alors, apparemment, de ce que j’ai entendu, il y a un petit changement maintenant ; 10% des jeunes seraient repartis à cause de la saturation des villes, et auraient récupéré les vieilles terres des grands-parents. C’est la chanson Little Girl que j’ai chantée tout à l’heure ; c’est un phénomène qui se passe petit à petit, qui fait qu’on va dans des villes, c’est super, mais que finalement on devient précaire. Donc autant rentrer, changer de vie et faire autre chose. C’est un pays qui est très à cheval sur l’écologie, par contre. Par exemple dans les années 60 ils se sont aperçu que leur cours d’eau étaient pollués pour les mêmes raisons que nous, à cause des cultures industrielles, des trucs américains… Et là, ils ont fait tout un programme d’assainissement. Et aujourd’hui, ils ont les eaux les plus pures au monde. Donc, quand il y a eu le problème de la centrale qui a explosé, ça a été un drame absolu.

Mathieu Jourdain : Puis, quand ils décident d’un truc, ils s’y tiennent. Ils traversent sur les clous, pas à côté.

Laurent : Au Fuji Rock, par exemple, il n’y a pas besoin de leur dire que c’est un éco-festival pour qu’ils ramassent leurs déchets. Ils font leur lessive dans le cours d’eau, et il n’y a pas un seul truc qui traîne. Le Fuji Rock est un festival écolo, mais ils ne le disent pas car il n’y a pas besoin.

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> On dit beaucoup, aujourd’hui, qu’on va revenir aux choses simples et naturelles. Vous pensez que ça sera vraiment le cas ? Ou ça va péter un jour, et on n’aura plus le choix ?

Mathieu : Ça serait bien d’y revenir avant que ça pète…

Laurent : Le problème, c’est que quand on sera au pied du mur, les gens ne pourront pas le faire, car ils seront démunis, ils n’auront pas le savoir. C’est pour ça qu’on considère que notre génération, on doit apprendre maintenant. Il n’y a que comme ça qu’on pourra, quand les gens auront le déclic, leur expliquer comment on se fait à manger là où on est, et comment on adapte sa façon de vivre à ce nouveau rythme. C’est ce qu’ont fait nos grands-parents pour nous. Et ils ont d’ailleurs été très surpris qu’on leur demande de nous apprendre, mais on leur a dit que si, on en a besoin. Car justement, s’ils nous apprennent pas, il va falloir inventer la permaculture, alors qu’on a déjà tout en main en France. Il suffit de discuter avec n’importe quel vieux de n’importe quel endroit ; ils savent tout. Et ils pensent que ce n’est pas intéressant de nous le transmettre, car tout le monde leur a dit qu’ils étaient nazes car ils n’avaient pas fait d’études. Donc voilà, les vieux sont sacrés chez nous. A la ferme, il y en a deux et ce sont des dieux ; dont A man outstanding in his field. D’ailleurs, il ne sait même pas qu’on a fait cette chanson sur lui, il n’est jamais sorti à quinze bornes. Mais ce mec est extraordinaire. On a besoin de ces gens-là.

De toute façon, il n’y a pas le choix car le changement ne se fait pas du jour au lendemain. Ça y est, là on est autonomes alimentairement parlant, mais on a mis quatre ans pour y parvenir. Et on raffine, parce que quand vous ramassez des carottes, vous êtes là « Bon…carottes râpées ? Ou purée de carottes ? Ou tarte à la carotte ? » et on retrouve la cuisine des aïeux. C’est comme quand on fait les canards gras. Ils mangeaient tout dans les canards gras, même la langue, et c’est très bon d’ailleurs. Et les pattes, ils les faisaient confire pour les mettre dans la soupe. Tout est utilisé, tout le temps. Ils mangeaient même les boyaux ; apparemment ils faisaient une sauce de patate avec les boyaux. Il paraît que c’était hyper bon, mais quand je vois la gueule des boyaux, bon… (rires)

Si vous arrivez dans les Landes et que vous voulez être indépendants, vous pouvez faire votre maraîchage, mais vous seriez bien cons quand même de ne pas apprendre à gaver votre canard pour l’hiver. Parce que dans les familles, les vieux le font encore, ils gavent leurs quatre ou cinq canards. Et avec ça, ils font leurs magrets, leurs confits ; ils gardent tout et ils ont de quoi manger tout l’hiver. Et là, il n’y a plus de problèmes de maltraitance animale. Le gavage industriel, on ne cautionne pas, car on est très loin de l’autonomie alimentaire dont on parlait. Mais à la base, c’est ça ; on gave les canards pour qu’il double. Et on faisait des rillettes après. Le magret est arrivé très tard, c’est une invention du restaurateur André Daguin ; avant le magret était confit, il ne fallait pas le chier en frais comme ça. C’était mieux pour la conservation, car ils n’avaient pas les moyens qu’on a aujourd’hui.

Je pense qu’on pourrait apprendre ça. En Afrique du Sud, je me rappelle très bien, ils avaient des canards et du maïs, et je leur ai appris qu’ils pouvaient gaver les canards avec. Et quand vous êtes sur la survie des enfants africains, le gavage est important pour qu’ils aient le double de viande. Bon, par contre c’est une technique qu’il faut apprendre pour ne pas faire mal au canard. Et il faut faire d’autant plus attention, qu’il ne faut pas que leurs rares canards meurent.

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> Merci The Inspector Cluzo !

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theinspectorcluzo.com

www.facebook.com/pg/ticluzo

Photo © Laure CLARENC pour Can You Hear The Music ?

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Etudiante, je suis une passionnée d'art, et plus particulièrement de musique et de cinéma. Attirée par le milieu du journalisme et de la communication, j'aime partager mes petites découvertes artistiques avec les autres.

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