A l’occasion du festival Terres du son 2019, nous avons eu la chance d’interviewer Lou Doillon. Une rencontre riche et passionnante qui aborde la question du temps, des changements inévitables que vont rencontrer le monde et l’industrie musicale.
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> On vous fait un peu enchaîner les interviews… Ça va ? Pas trop fatiguée ?
Ça va, un peu naze. On revient d’une tournée Canada/États-Unis. On est revenus il y a quatre jours et on a enchaîné direct, donc là je commence à avoir un étrange jet lag mélangé avec des heures dans le bus et dans le van, avec le dos un peu en vrac. Mais le cœur est rempli alors c’est ça qui compte.
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> Il y a déjà eu plusieurs dates de festivals depuis le retour en France ?
Oui, on a fait Musilac avant-hier et un autre également, c’était super.
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> Et pour la tournée Canada/Etats-Unis, vous jouiez dans des salles de concerts ou des festivals ?
C’était des salles de concerts aux Etats-Unis et un concert pour moi à Montréal ; le reste c’était des festivals.
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> Ça s’est bien passé ? Le public est réceptif là-bas ? Réagit-il pareil qu’en France ?
Ouais ça s’est super bien passé. Le public est réceptif et, non, il y a des différences. Aux États-Unis ce qui est chouette c’est que ça devient un public vachement rock et ils sont très généreux physiquement, donc ça danse… Au Canada il y a un peu plus de réserve, comme dans certains coins en Europe aussi. Mais on arrive toujours à se trouver un endroit ensemble, d’une manière très différente et très très belle. Il y a des publics qui n’applaudissent pas du tout entre les morceaux et qui à la fin sont en standing ovation, et il y a des publics qui sont d’entrée hystériques. Ça change beaucoup. Le dernier concert à Ottawa c’était un gros festival de blues and rock et c’était vraiment rigolo. J’avais que des gens qui faisaient des rock on et qui hurlaient, ce qui ne m’était pas beaucoup arrivé dans ma vie. On se disait « ok super ». Et sur d’autres festivals j’ai plus des gens qui connaissent toutes les paroles par cœur. Ce qui est joyeux dans ces métiers c’est qu’il y a une singularité et un changement tous les jours qui sont merveilleux.
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> Est-ce que ça ne vient pas aussi de l’album, qui est plus énergique que les précédents ?
Absolument.
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> Nous avons lu d’anciennes interviews, dont une parue le jour de la sortie de ton album. Tu disais que tu étais à la fois heureuse de sortir ton album et un peu stressée parce que maintenant il allait falloir l’assumer. Est-ce que tu l’assumes complètement ?
Totalement. Je le souhaite à tout le monde. C’est vachement bien de se faire des cadeaux et des fois on ne le voit pas venir mais je me suis fais un truc très bizarre en faisant cet album, parce que je me suis vraiment mise dans une impasse, devant un méga mur et j’étais la seule à pouvoir le franchir. Et étonnamment, l’inconscient devait savoir que, non seulement j’en avais besoin, mais que j’en étais peut-être un peu capable. Donc finalement aujourd’hui, le bonheur c’est d’avoir ce dernier album qui est beaucoup plus assumé, beaucoup plus coloré. Mais ce qui est super c’est d’intégrer les deux premiers, et un des mots qui revient le plus chez les gens qui voient le show, surtout le show en entier d’1h30 (parce qu’en festival, en 1h00, on est obligés de concentrer un peu) c’est le relief. Et ça c’est génial, parce que je me rends compte que, d’un coup, avoir plein de couleurs différentes c’est un vrai truc qu’on acquiert avec la maturité. Ou la vieillesse, on appelle ça comme on veut. Donc maintenant, en 1h30, je vois des gens sortir tellement heureux qui me disent « j’ai pleuré, j’ai dansé, j’ai roulé des pelles, il y a des moments super rock, des moments électro, des moments totalement folk, seule à la guitare… » et je trouve ça vachement agréable sur scène de pouvoir présenter quelque chose comme ça, parce que c’est comme se balader dans toutes vos couleurs. Il y a une palette plus large qu’avant, ce qui fait qu’il y a un vrai plaisir de pouvoir presque hurler sur une chanson et, celle d’après, de recommencer tout petit, de tout reconstruire. C’est vraiment chouette.
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> C’est beaucoup d’émotions différentes.
Ouais !
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> Tu disais que c’était un mur à passer. Est-ce qu’il y en a d’autres que tu aimerais passer sur une quatrième production, sur d’autres réalisations ?
Ouais. Je crois qu’il faut toujours faire super gaffe à ses désirs parce que si on n’en met qu’un seul, d’un coup quand on y arrive, qu’est-ce qu’il se passe derrière ? Même si c’est plus un problème pour les sportifs que les artistes. Je suis très friande de biographies, notamment des biographies dans la musique ou dans la peinture et, ce qui est assez merveilleux, c’est de voir que le succès public est rarement en symbiose avec une vie personnelle épanouie. Ce sont des métiers un peu bizarres où très souvent il peut y avoir une réussite totale en face et en fait, au fond, les gens sont à bout et n’ont jamais été aussi mal. Finalement, il y a systématiquement un nouveau truc à accomplir, dans la vie personnelle ou dans la vie professionnelle. Maintenant c’est sûr que j’aimerais trouver, construire un endroit où je peux continuer à m’exprimer malgré les remises en question de ce métier, les remises en question de la planète Terre et tout ce qui bouge en ce moment. Ça tremble de partout et on va être obligé de réinventer un nombre de trucs absolument insensé. Déjà ce sont des métiers qui étaient, par nature, des métiers fragiles, mais maintenant on se rend compte que quasi tous les métiers sont fragiles et que la vie est de plus en plus fragile aussi. Donc c’est vrai qu’on espère qu’on peut continuer à s’exprimer, continuer à trouver des manières de rester poreuse et en même temps rester dans ses couleurs. Moi qui ai tellement d’exemples anciens, je me dis que si je pouvais arriver au statut de mes icônes, mais modestement car je n’ai aucune ambition de remplir des stades et d’avoir douze avions… Mais si on peut tout sa vie, comme un Leonard Cohen, avancer ce qu’on fait, réussir à prendre le temps pour le faire bien, et avoir quand même un public et une industrie qui accepte que ça prenne du temps et qui a encore la place ; par moment c’est très troublant. Moi je vois, en trois albums sur relativement peu de temps, en sept ans, l’industrie a radicalement changé. C’est insensé. Donc là-dessus, parfois, il y a un petit questionnement. Est-ce qu’on peut continuer à avancer comme ça ? Est-ce qu’on continue dans une société où le rapport au temps change ? Et moi, l’amour que j’ai dans ce métier c’est dans tout ce qui prend du temps. J’aime la temporalité. J’aime le fait que les choses s’usent, qu’elles vieillissent. J’ai besoin de ça. C’est vrai qu’aujourd’hui il y a tellement de trucs, que si je peux garder cette chose-là, alors je retrouverai toujours des manières de reconstruire des murs, tant que ce sont des murs personnels. Ce qui serait chiant, ce serait de se retrouver un jour entouré de murs qui seraient ceux de la société et de me dire « comment est-ce qu’on fait ? ».
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> Ça t’effraie cette évolution qui, finalement, ne dépend pas que de nous ?
Sur certaines choses oui, sur d’autres non. Dans le Robert la définition « d’intelligence » c’est « capacité d’adaptation » et je pense vraiment que l’homme est un redoutable adaptateur. Donc j’ai une confiance en l’humanité, en l’être humain. On trouvera des solutions. En tout cas, on saura s’adapter. Par moment il y a quelque chose que je trouve moins clair sur cette idée de la consommation. Il y un côté un peu hystérique dans la manière de consommer, qui fait qu’on sort des rapports du temps. Moi, un album, ça va me prendre deux ans à faire. Je ne peux pas le faire en une semaine, ça n’a pas de sens, pas le sens que j’aimerais. Puis, on se rend compte que tout va tellement vite que, effectivement, même un album par an, pour certaines personnes ce n’est pas suffisant. Alors qu’il faut avoir le temps de vivre, avoir le temps de prendre de l’information… C’est comme écrire des bouquins, ça prend un temps monumental. Si on enlève le rapport au temps il y a quelque chose qui va commencer à être moins intéressant malheureusement. Plus la sur-moralité qui commence à arriver de l’autre côté. En tant qu’artiste on se dit « woah il va falloir qu’on fasse quelque chose de super vite et qui en même temps ne blesse personne et qui soit moralement crédible ». Ce sont des contingences qui ne devraient pas être associées à ces métiers un peu solitaires et étranges que sont les métiers d’artistes. Prenons du temps.
Un grand merci à Lou Doillon pour cette interview particulièrement passionnante !