A l’occasion des Rockomotives 2019, la chanteuse suisse Emilie Zoé est revenue à Vendôme pour présenter son dernier album intitulé The Very Start. Peu de temps avant le début de la soirée, où elle partageait l’affiche avec Malik Djoudi, The Psychotic Monks, Geysir et Magnetic & Friends, nous avons pu discuter avec elle de sa vision de la musique et de ses différents projets artistiques. Un beau moment qu’on vous propose de découvrir sans plus attendre.
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> Bonjour Emilie Zoé ! Comment te sens-tu avant ton concert ? Prête ?
Oui, je crois que je suis prête ! Je suis un petit peu fatiguée mais une fois sur scène, ça ira. C’est un peu bateau de dire ça mais, franchement, si je ne suis pas bien avant un concert, je me sens mieux après. Vraiment. Ça me remplit d’énergie plus que ça m’en enlève.
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> Il faut dire que les concerts, ce sont de beaux moments de partage avec le public. Est-ce que tu échanges beaucoup avec ton public pendant les concerts, en dehors ou sur les réseaux sociaux ?
Je ne suis pas très réseaux sociaux, ça m’angoisse un peu… Ce que je préfère dans le monde entier, c’est rencontrer des gens. J’adore quand les gens viennent et que j’ai des discussions plus ou moins profondes avec eux. Des fois, ils viennent juste pour donner leur ressenti sur le concert, et après ça dévie sur d’autres sujets.
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> Arrive-t-il que quelqu’un vienne te faire des retours après un concert et que ça te donne des idées pour la suite ?
De manière générale, les discussions que j’ai avec les gens sont nourrissantes, comme pour tout le monde je suppose. J’ai des bagages et, quand je rencontre des gens, je rajoute des trucs dans mon sac et j’en enlève d’autres. Ensuite, je continue dans la vie avec ces moments-là et, quand je fais des chansons, j’ai ces moments en moi. Mais un élément précisément, non je ne crois pas… C’est tellement difficile de décrire le processus de composition d’une chanson… Il peut se passer de plein de manières différentes ; il y a des chansons que je peux écrire en une soirée, et d’autres que j’écris en un an. C’est très compliqué de dire que telle discussion m’a beaucoup influencé pour écrire telle chanson.
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> Tu as l’air d’être aussi très influencée par la nature, non ?
J’ai grandi en Suisse au bord d’un lac, avec les montagnes en face et les forêts juste à côté. J’ai fait l’école et j’ai eu mon bac comme beaucoup de gens. Mais quand j’ai décidé d’arrêter mes études pour faire de la musique, j’ai passé un an dans la forêt. Enfin dans la forêt… J’habitais chez un pote en ville, mais je passais la plupart de mes journées dans la forêt. Ça coïncide avec le moment où j’ai commencé à écrire des chansons. La nature m’apporte beaucoup d’émotions très fortes, très difficiles à qualifier et à maîtriser. Le fait de me poser des questions sur ce que je suis en train de ressentir, c’est vraiment quelque chose que j’aime, et ça m’est arrivé plein de fois dans la nature. Parfois ce sont des trucs extrêmes comme quand je suis allée dans les grands déserts aux États-Unis. Ce sont clairement des moments qui m’ont marquée, dont je me rappellerai toute ma vie et que j’ai dans mes bagages. D’ailleurs, avec moi, j’ai des petits cailloux qui me rappellent ces moments-là. Donc oui, ma musique tourne vraiment autour de l’humain : de l’humain dans la nature et dans le monde. Je me pose plein de questions et les chansons sont comme des réponses instinctives, voire des questions elles-mêmes.
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> D’ailleurs, ton rêve serait apparemment de faire de la permaculture avec d’autres personnes.
Oui, c’est quelque chose dont j’ai envie depuis toute petite : pouvoir cultiver la nourriture pour nourrir plein de gens, tout en organisant des concerts et des activités créatrices et musicales. Ce serait un lieu conçu comme le point de rencontre de plusieurs environnements et cultures. C’est quelque chose que je me suis toujours dit, mais on verra bien quand ça arrivera ; pour le moment je parle et je pense. Faire de la musique me permet de rencontrer plein de gens dans des pays différents et de discuter de ces questions-là avec eux. C’est très enrichissant, et c’est mon petit parcours. Après, on verra si ça mène à une vraie ferme. Peut-être aussi que je me demanderai un jour si c’est vraiment la bonne solution. Mais en tout cas, c’est l’idée que j’ai. En même temps, pour le moment je n’ai jamais fait ça, travailler dans une ferme… Donc on verra. De toute façon, notre parcours n’est jamais prévisible. On peut avoir plein d’idéaux, et essayer d’aller dans cette direction, mais au final ce sont les gens avec qui ont fait les choses, les gens qu’on rencontre et ceux qui nous touchent qui fait qu’on réalise, ou non, ces idéaux. Pour l’instant, les gens qui m’ont touchée le plus sont ceux qui font de la musique, et c’est pour ça que j’en fais.
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> Ça rappelle la façon de faire et de penser de The Inspector Cluzo. On dirait que ce type de projet commence à intéresser de plus en plus de personnes. As-tu la sensation qu’il y a un ras-le-bol des artistes dans l’industrie musicale actuelle, et envers les gros labels, qui donne envie de se diriger vers ces solutions alternatives à plus petite échelle ?
Je ne suis pas très bien placée pour le dire, parce que j’ai commencé à faire de la musique toute seule ou avec des potes très proches. Et j’en suis toujours à faire ça. Le label sous lequel ma musique est publiée est tenu par des amis qui sortent de la musique juste parce qu’ils aiment ça ; ils gagnent que dalle. Moi aussi, d’ailleurs, je ne gagne rien avec ce que je fais. On fait de la musique parce qu’on aime la faire, qu’on la fait avec les gens qu’on aime, et qu’on veut la partager avec les autres. C’est ça qui est important pour moi, sinon je ferais autre chose. Donc, de mon point de vue, il n’y a pas ce ras-le-bol. Mais il faudrait poser la question à des gens qui ne font pas partie de ce microcosme-là, parce que peut-être que c’est vraiment un microcosme et que leur réalité est tout autre. En tout cas, moi je crois aux choses à échelle humaine, je crois aux gens qui se montrent tels qu’ils sont et sans faire d’artifices autour de leur musique. C’est ça qui me touche et qui m’intéresse ; les gens qui parfois se trompent, qui ne font pas les choses comme il faudrait. Par contre, oui, j’ai une sorte de ras-le-bol pour les projets un peu lisses et produits exprès pour plaire à une grande masse… Je ne comprends même pas ce concept-là… Je ne sais pas d’où ça vient… Est-ce que c’est une sorte de truc médiatique ? Mais je n’ai pas essayé de pousser l’analyse parce que, justement, ce n’est pas ce côté qui m’intéresse.
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> Le label dont tu parles, c’est Hummus Records. Tu avais enregistré ton EP avec eux sur bande, donc en une seule prise. Est-ce que ça a été aussi le cas de l’album ?
Non, l’album n’a pas été enregistré sur bande mais sur ordinateur. Par contre, j’avais une condition : les prises guitare, voix et batterie devaient être enregistrées en même temps. Après, si on voulait rajouter des trucs, on pouvait. Il y a seulement deux morceaux dans lesquels on a un peu découpé, mais c’était voulu ; ce n’est pas parce qu’on s’est trompés, mais parce qu’on avait vraiment envie d’avoir un effet en particulier. Sinon, tous les morceaux sont enregistrés comme on les a joués : d’un coup. Parce que, si j’ai bien compris, certains artistes font les choses séparément, avec la voix à la fin… Alors que nous, on avait des casques sur les oreilles, on jouait, on déplaçait des micros pour essayer de trouver l’endroit où ça sonnerait le mieux. Parfois, ça ne sonnait toujours pas bien alors on essayait de voir ce qu’on pouvait faire . Au lieu de jouer de la batterie, on jouait d’autres trucs : on a bricolé des choses pour que ça sonne comme on voulait, on a détendu à l’extrême des peaux de batterie, etc. Tout ça pour avoir exactement, au moment où on jouait, le son qu’on trouvait beau. Après, la prise se fait toute seule. Et ce n’est même pas les prises parfaites qu’on a gardées, mais celles qui racontent le plus de choses. Par exemple, il y a plusieurs chansons où on avait oublié de débrancher l’horloge du local donc, si on écoute bien, on l’entend. Je trouve que ce sont ces trucs qui sont intéressants ; c’est ça que j’aime écouter et sentir dans les musiques des autres, et donc c’est ça que j’ai envie de montrer. Et pour ce disque, on a pris une photo à un moment donné, on s’est fait tout beau, on a mis des jolis costumes. J’avais un bouton et des nœuds dans les cheveux, mais ce n’était pas grave. Et c’est aussi pour ça qu’on est contents, même un an après la sortie ; je trouve que c’est une photo qui est vraiment fidèle à ce qu’on était à ce moment-là.
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> Apparemment tu travailles déjà sur le prochain album ?
Oui ! En fait, ce que j’affectionne particulièrement c’est de ne pas faire qu’un seul truc. (rires) J’ai commencé à écrire d’autres chansons, plus ou moins sept, depuis la fin de l’enregistrement de The Very Start. Et en parallèle, j’ai eu une demande pour créer un ciné-concert : je choisis un film que j’aime bien et j’écris de la musique pour qu’elle soit jouée lors de la projection. C’est une commande d’un festival du film et cette soirée-là s’est passée en mars 2018. Je voulais un film récent, avec des dialogues, qui soit aussi pour moi un axe d’écriture de chansons, alors j’ai choisi un film suédois que j’adore, Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l’existence [Roy Andersson, 2014]. J’ai écrit la musique en collaboration avec celui qui a fait la production de mon album The Very Start. On a écrit les chansons et on s’est dit que ça serait trop bête qu’elles ne vivent qu’une seule fois. Donc il y a presque un an, j’ai enregistré ces chansons pour faire un disque en collaboration avec Christian [Garcia-Gaucher]. On va essayer de tourner exclusivement sous forme de ciné-concert, mais pour ça il faudra que je mette en pause les concerts que je fais en duo pour le projet Emilie Zoé. En parallèle, il faudra que j’enregistre les chansons que j’ai écrites depuis la fin de The Very Start. Si tout va bien, et si j’ai toujours l’envie et l’énergie, on fera en sorte que l’album sorte vers octobre 2020.
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> Est-ce déjà arrivé que tu bosses sur des chansons et que tu te dises que, finalement, tu n’as pas envie de les sortir ?
Non… Enfin, c’est déjà arrivé mais pas de cette façon. On a travaillé sur des morceaux mais sans trouver la bonne manière de les enregistrer. Donc ils sont toujours là mais ils ne sont pas publiés. Je pense qu’à chaque fois qu’on mettra les choses en place pour enregistrer des titres, on réessayera de les enregistrer et, peut-être qu’au bout d’un moment, ils trouveront leur vraie forme. Mais ce ne sont pas des morceaux que j’ai mis de côté. Après, pour les concerts, on est toujours obligés de faire un choix. On doit en mettre de côté, sinon ça ferait des sets de trois heures ! Ce qui ne serait pas forcément super… Ou peut-être que si, mais pas dans le contexte habituel des concerts. Mais ça me plairait bien de faire une sorte de concert-performance hyper long, avec plein de chansons, et les gens ne seraient pas obligés de rester tout le temps ; ils pourraient venir voir que le début, le milieu ou la fin, ou ils pourraient s’endormir devant.
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> C’est un concept original ! Tu as d’autres idées comme celles-ci ?
J’ai remarqué que les concerts que je préfère faire sont ceux dans des petits lieux : chez des gens ou dans de toutes petites salles. On joue alors parfois devant des enfants, des vieilles personnes, ou des gens qui ne sont pas habitués à aller voir des concerts dans des clubs. Donc ça a toujours donné, de mon point de vue, les concerts les plus prenants et puissants. Il n’y a pas d’artifices, de scène, de sono ou d’installation immense… La distance entre nous et les gens est tellement petite, c’est super beau ! Ça nous fait jouer différemment. Ça me botterait d’arriver à organiser une tournée avec un matériel assez réduit pour pouvoir voyager en train, en étant auto-suffisants, et jouer seulement chez des gens. Je pourrais alors discuter et partager avec eux.
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> Tu ferais ça uniquement en Suisse, ou ça te plairait de le faire dans d’autres pays ?
Les choses doivent se faire à l’échelle qui nous est juste. Ma réalité c’est que j’ai grandi dans un mini-pays qui s’appelle la Suisse ; j’en sors en faisant des voyages, mais petit à petit. Je pense que la musique doit être faite chez les gens qui ont de l’intérêt, qui le demandent. Si un jour ça me fait voyager plus loin, ça sera super, mais je n’ai pas envie de forcer les choses. Si ça se fait, ça sera parce qu’un pote d’un pote qui habite en Argentine m’invite, par exemple.
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> Tout à l’heure, tu parlais du ciné-concert, mais tu fais aussi des lectures musicales. Tu peux nous en dire un peu plus ?
Jusqu’à présent j’ai fait ça avec deux auteurs. La première, c’est une amie qui écrit des livres et qui m’a demandé de les faire vivre autrement, et pas juste sur des pages imprimées dans des librairies. Donc on a mis en place des lectures où elle lit et je joue, et parfois c’est moi qui lis et elle qui joue alors qu’elle n’est pas du tout instrumentiste. On l’a fait avec trois de ses livres depuis quelques années. Et là, il y a un autre auteur avec qui je commence à travailler. Il s’appelle Matthieu Mégevand, il vient de recevoir le Prix littéraire Grands Destins du Parisien Week-End. Il travaille sur la création et, pour creuser ce sujet, il a commencé une trilogie sur un poète, un musicien, un peintre. Chacun est le sujet d’un livre qui se présente comme une biographie romancée. Le livre qui vient de sortir est sur Henri de Toulouse-Lautrec. Il m’a demandé si ça me tentait de faire de la musique pour une lecture à l’occasion de la sortie de son livre. Donc on a mis ça en place, et après on s’est dit que ça serait chouette qu’il y en ait d’autres. On a une date prévue à la Maison de la Poésie à Paris en décembre. On va essayer d’en faire deux ou trois autres. Je ne sais pas si on va pouvoir en faire beaucoup parce qu’il faut que je trouve un moyen de ménager mes différents projets pour que tous puissent cohabiter. J’aimerais tellement avoir cinq vies en parallèle pour pouvoir faire plein de trucs, tout le temps ! J’ai aussi écrit de la musique pour des pièces de théâtre, ce qui est une tout autre expérience car, au théâtre, ils ont plein de temps pour répéter et mettre en place un spectacle. C’est vraiment différent d’écrire pour une création qui est en train de se passer. C’est super chouette. J’adore pouvoir faire plein de trucs, et pas seulement des concerts pour mes chansons.
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> Tu fais aussi des dessins. C’est toi qui as fait les pochettes de tes disques ?
Oui, j’ai fait celle du tout premier EP, ainsi qu’une collaboration visuelle pour The Very Start. J’ai aussi dessiné la pochette du single Leaving San Francisco, et des visuels pour des t-shirts et pulls. J’aime trop ça ! Mais ça se fait par période, car ça prend du temps de dessiner… J’aime beaucoup tout ce qui touche au visuel : le dessin, la photographie, la vidéo… Je fais aussi des clips pour des potes. Il y a d’ailleurs un clip que j’ai réalisé pour le chanteur suisse Félicien LiA, qui sort bientôt. C’est trop chouette de faire plein de choses dans tous les sens, mais c’est parfois compliqué de garder une direction…mais peut-être qu’on s’en fiche, après tout, d’en garder une ?
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> Tu fais de la vidéo mais ce n’est pas toi qui as réalisé tous tes clips. Est-ce par manque de temps ou est-ce pour avoir le regard de quelqu’un d’autre ?
Effectivement, je ne les ai pas tous faits. Je n’arrive pas trop à me rendre compte si ce que je fais est bien, alors j’ai souvent besoin de collaborer avec des gens. Pour ce dernier album, j’ai collaboré avec des amis. Les deux derniers clips sont des vidéos réalisées par mon ami Augustin Rebetez, un photographe-vidéaste-plasticien dont j’aime beaucoup l’univers. En fait, il m’a dit qu’il avait une grosse exposition, et il m’a demandé si je pouvais peindre des tableaux pour lui. Donc la journée je peins, et la nuit on tourne mes clips ! (rires) De toute façon, je crois que les choses se font comme ça, par hasard, et parce qu’on laisse la porte ouverte pour qu’elles puissent arriver.
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> Merci beaucoup Emilie Zoé d’avoir pris le temps de partager tes impressions et ta vision avec nous !
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emiliezoe.com
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Photo © Laure CLARENC pour Can You Hear The Music ?
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